À Pailin, Cambodge, certains anciens Khmers rouges tiennent le haut du pavé, tandis que d’autres survivent misérablement.
La rue principale de la petite ville de Pailin ressemble à une rue de western. En pente douce, plutôt piste rouge que piste noire, elle descend improbablement dans des accès de poussière ocre que soulève le va-et-vient continu des 4x4, des motos et des Toyota Camri en provenance de la Thaïlande voisine, reconnaissables à leurs volants à droite.
Toute cette poussière indifféremment remuée retombe avec une nonchalance khmère sous le regard des vendeurs de rue et de passants aux visages fermés. Dans un soleil de fin d’après-midi étouffant, l’arrivée à Pailin mériterait un lent travelling au ralenti, docilement bercé par une musique d’Ennio Morricone.
Mais juste avant de parvenir au centre de la ville en provenance de Battambang, la route nationale 57 propose une bifurcation à peine visible qui mène droit à la rivière. Le long de celle-ci, quantité de trous maladroitement creusés et que personne n’a pris la peine de reboucher témoignent d’une activité humaine atypique. Au milieu de la rivière, Nôn est assise et secoue un tamis grand comme elle où surnagent des agrégats de cailloux marron-gris. Ce qu’elle cherche? Des rubis.
Une ville de légende
De nombreuses légendes ont fleuri autour de la naissance de cette ville, dont le nom thaï signifierait "rubis" et qui aurait été construite à l’emplacement même où une loutre aurait arrêté des envahisseurs en leur offrant... des rubis, bien sûr. La réalité actuelle diffère finalement peu de ces fantasmes troubles. Pailin continue d’alimenter les légendes les plus farfelues, mais aussi les plus authentiques.
Pailin, c’est le Far West du Cambodge: une ville et une région coupées du monde, parquées à l’extrême ouest du pays, à toucher la frontière thaïlandaise, et qui fut bien longtemps le dernier bastion des tout derniers Khmers rouges. De 1979 à 1996, la ville fut le refuge du plus gros de la troupe et y prospéra en toute quiétude. En 1996, l’accord passé entre le déjà Premier ministre Hun Sen et les anciens chefs Sok Pheap et Y Chhien stipulait que la province devait cesser toute dissidence en échange d’une impunité quasi absolue.
Y Chhien, ancien garde du corps de Pol Pot et chef de la division Khmers rouges 415, reste alors gouverneur de la province. Il est à nouveau reconduit dans ses fonctions de gouverneur en 2003, puis promu général des Forces armées royales du Cambodge en 2010. Depuis plus de vingt ans, il règne donc en maître sur cette région du Cambodge, riche en ressources minières et végétales dont il a su tirer profit.
Trois dollars le rubis
Nôn et son mari aussi sont d’anciens Khmers rouges. Eux aussi tirent parti des ressources minières de la région. Mais à une moindre échelle. Contrairement aux autres, ils n’étaient que de simples soldats, sans responsabilité. Des Khmers des campagnes, mal instruits et facilement enrôlés dans l’armée de l’Angkar à coups de promesses de paix et d’égalité pour tous. Dans sa rivière, de l’eau jusqu’aux hanches, Nôn reste concentrée à sa tâche, puis rit de découvrir un minuscule bout de pierre rouge, dérisoire, à peine une tête de clou. Elle en tirera trois dollars, peut-être cinq, au marché de Pailin, au pied du temple.
Là se réunissent tous les matins les "experts", qui la revendront le triple, l’enverront en Thaïlande d’où, chauffée puis retaillée, elle partira orner une vitrine en Europe ou aux États-Unis. Au pied du temple, l’ambiance est bon enfant, les vendeurs détendus échangent des bons mots, des petits conseils entre amis. Ils n’hésitent pas à exhiber leur marchandise, sommaire en cette saison. "La meilleure période, c’est la saison des pluies, explique Sopha, les pierres sortent de terre d’elles-mêmes, on a juste à se pencher pour les ramasser". – "Cela ne vaut que pour cet endroit, corrige un autre, les temps sont devenus très durs pour les chercheurs de pierres".
Épuisement des ressources
La montagne sur laquelle est planté le temple a acquis la réputation d’être magique, rien de moins. En réalité, il est tout simplement interdit d’y effectuer des fouilles. Et c’est pourquoi les pierres trouvées à ses abords ne ressortent de terre qu’à l’occasion des fortes pluies. À ce moment-là, tout ce que la région compte d’orpailleurs accoure.
Nôn et son mari ne sont probablement pas de cette fête. Pour eux, il n’y a définitivement que la rivière. En tant qu’anciens Khmers rouges, ils n’ont droit à rien d’autre. Les quelques orpailleurs qui exploitent les gisements restants dans la région de Pailin n’acceptent pas de les faire travailler. Et ils ne trouvent pas plus d’emploi en ville, où les commerçants refusent de se commettre avec ces anciens meurtriers. Quant aux emplois administratifs, ils sont, à Pailin, réservés à une autre catégorie de population: les anciens cadres Khmers rouges.
Depuis une dizaine d’années, les gisements s’épuisent. Beaucoup de moyens ont été développés pour améliorer les méthodes de forage, creuser plus profondément cette terre qui aura vu couler tant de sang. C’est peine perdue, il n’y aura bientôt plus rien à trouver.
L'invasion des casinos
Pourtant, les anciens cadres Khmers rouges qui s’étaient enrichis grâce à cette manne ont trouvé la parade: le commerce avec la Thaïlande est florissant. La route –une simple piste il n’y a pas si longtemps– qui relie Pailin à Battambang voit passer chaque jour d’innombrables camions. Au point que les commerçants de Pailin, autrefois vendeurs de pelles et de pioches, vendent désormais des masques anti-poussière.
Surtout, ces anciens bourreaux ont massivement investi dans la construction de casinos rutilants, concurrençant en cela la fameuse zone franche d’Aranyaprathet-Poipet, plus au nord, où les riches habitants de Bangkok viennent dilapider leurs économies. Beaucoup plus proches par la route que leurs équivalents de Poipet, les casinos de Pailin ont de beaux jours devant eux.
Au moment de quitter Pailin, un peu du goût de cette terre âcre dans la gorge, on ne peut que se demander: que deviendront Nôn et son mari lorsque même leurs efforts les plus fous se révèleront vains? Acceptera-t-on de les faire travailler dans ces casinos? Car même pour les tâches les plus dégradantes, leurs anciens patrons continueront à nier leur existence. Tout comme ils continuent à nier la réalité de leur responsabilité.
Contributeur | Jean-Matthieu Gautier (Enfants du Mékong)